L’agriculture basée sur les engrais chimiques est une impasse», écrivit en 1966 dans le Tageszeitung Philippe Matile, alors professeur de physiologie végétale à l’EPFZ. Il exigeait un retour à l’agriculture basée sur l’humus comme la pratiquaient les paysans bio. Matile enseignait aux étudiants l’étroite cohabitation des plantes et des organismes du sol. Les bactéries des nodosités, qui approvisionnent les racines des plantes en azote de l’air, ou les champignons mycorhiziens qui tirent du phosphore du sol pour le donner aux racines des plantes, ne sont que les deux exemples de symbioses les mieux étudiés parmi des centaines dont certaines ne sont même pas encore connues. Matile était convaincu que la fertilité du sol pâtissait autant du choix de passer par le raccourci des engrais minéraux que la santé des plantes et la qualité des produits récoltés. Ces interactions doivent être mieux étudiées pour être utilisées dans l’agriculture.
Matile s’était entendu avec le conseiller national Heinrich Schalcher et ce dernier avait déposé un postulat. Schalcher, qui était profondément lié à la nature, voulait convaincre le Conseil fédéral de consacrer à l'agriculture biologique une des sept stations fédérales de recherches agronomiques d’alors.
Le Conseil fédéral n’en vit pas l’utilité. Nos deux visionnaires ont cependant continué leur combat, et le petit groupe de quelques centaines de paysans bio d’alors était électrisé à la pensée de pouvoir discuter de leurs requêtes avec des scientifiques qui pensaient autrement et de réussir enfin à se faire entendre.
Ils étaient en effet inquiets sur tous les fronts car ils prenaient quotidiennement de grands risques – les mauvaises herbes dans les céréales, le mildiou et le doryphore de la pomme de terre, la tavelure et les pucerons des arbres fruitiers, pour ne citer que quelques exemples. Lorsque le FiBL a finalement été fondé à Winterthur en 1973 comme fondation privée, l’étroite collaboration avec les paysannes et paysans bio a été une nécessité évidente dès le départ.
Cette collaboration est maintenant depuis 40 ans source d’inspiration quotidienne pour les chercheurs du FiBL. Les essais se font très souvent chez les producteurs et ils travaillent avec les paysannes et paysans bio réunis en groupes d’expérience. Cela a notamment permis de perfectionner le désherbage mécanique et thermique ainsi que l’aération du lisier, mais aussi d’optimaliser la production du fumier et le compostage, ou encore d’orienter les productions de légumes, de fruits, de baies et de vin en fonction des hautes exigences des grands distributeurs. Le FiBL a développé des recommandations détaillées pour toutes les cultures, et producteurs, chercheurs et vulgarisateurs se rencontrent régulièrement pour des échanges d’expérience à la pointe de l’actualité.
Récemment, les vétérinaires du FiBL et des producteurs de lait engagés ont réussi à diminuer parfois très fortement la fréquence des traitements antibiotiques et à réduire encore les doses de concentrés.
Le but d’élevage de la vache bio – longévive, robuste, capable de s’adapter, tout-terrain et calibrée pour les fourrages grossiers – a été défini. Les agriculteurs recultivent du sainfoin pour produire pour leurs collègues un foin qui sert de vermifuge naturel pour les ruminants. Et des chefs d’exploitation résolus développent ave le FiBL des méthodes travail du sol respectueuses du climat ainsi que les rotations culturales de l’avenir.
Dans la collaboration avec les paysannes et paysans bio, les buts idéels de l'agriculture biologique sont toujours au premier plan au même titre que l’amélioration économique et technique – plus d’écologie, de diversité et de qualité paysagère, moins de pollution du sol, de l’eau et de l’air, le bien-être des animaux, l’amélioration de la situation sociale dans les entreprises et le renforcement de la position des agriculteurs dans la filière de création de valeur ajoutée.
La lecture des archives du FiBL nous ouvre toute l’évolution de l'agriculture biologique moderne en Suisse et sur le plan international. Le premier cahier des charges de l’ASOAB (aujourd’hui Bio Suisse) tenait sur quatre pages – et le premier cahier des charges de l’IFOAM (Fédération internationale des mouvements d’agriculture biologique) ne faisait que deux pages. Le Bourgeon, tout d’abord logo du FiBL, devint le label de l'agriculture biologique certifiée puis un outil de marketing efficace pour une Bio Suisse toujours plus sûre d’elle. Effectués au début par des vulgarisateurs, les contrôles bio se sont transformés en système moderne aux normes ISO et accrédité par l’Institut fédéral de métrologie. Les connaissances des collaborateurs du FiBL ont aussi contribué au développement du Cahier des charges cadre de l’IFOAM et du Codex Alimentarius de l’ONU et de l’UE.
Les défis sont toujours grands, et les paysannes et paysans bio attendent à bon droit beaucoup du FiBL. Il faut notamment que la reconversion à l'agriculture biologique devienne plus attractive. Il faut pour cela toute une série d’améliorations agronomiques.
La sélection végétale et animale doit être mieux adaptée aux conditions des fermes bio, car elles diffèrent fondamentalement de celles des exploitations PI.
Prenons seulement l’exemple simple du colza, où il n’y a pas d’engrais azotés chimiques et où trop peu d’azote organique est minéralisé au printemps à cause des basses températures du sol, ce qui aggrave fortement les risques dus aux méligèthes. Ici, c’est tout le système agricole et la sélection qui doivent être conçus autrement.
Le FiBL aimerait faire dans tous les domaines le grand écart entre les changements à long terme et les améliorations à court terme. Pour les améliorations à court terme, nous souhaitons contribuer à la maturité commerciale en ayant un pipeline bien rempli d’idées de nouveaux médicaments vétérinaires, thérapies, produits phytosanitaires, amendements et produits fourragers. Nous avons besoin de beaucoup plus de gens et de moyens pour nous attaquer aux changements à long terme, qui concernent la fertilité du sol, l’approvisionnement en azote organique et en protéines locales ou encore la sélection.
Nous voulons être comme un phare qui collabore avec les paysannes et paysans bio pour transformer l'agriculture biologique en système écologiquement, socialement et économiquement durable.
Dans le cadre du concours d’innovation interne de cette année, les collaborateurs du FiBL ont déposé 35 nouvelles idées très prometteuses. Nous voulons nous attaquer tout de suite à l’idée gagnante, l’abattage des animaux agricoles sans stress, respectueux des espèces et éthiquement défendable.
L’agriculture biologique ne sera jamais un système définitif, et les marchés évoluent toujours plus. Les nouveaux défis seront la culture de plantes à fibres textiles ou la pisciculture. Il y aura aussi toujours plus de produits bio transformés et vendus en tant que convenience food, ce qui pose de grands défis en matière de technologie alimentaire. Et la pauvreté et le manque de sécurité alimentaire préoccupent la communauté internationale et défient les agriculteurs, les vulgarisateurs et les chercheurs. L’agriculture biologique reste passionnante – comme il y a 40 ans.
Texte: Urs Niggli, Directeur du FiBL Suisse de 1990 à mars 2020